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Jacques et son maître ou les extravagances du récit / Thierry Belleguic
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Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. L'"incipit " est célèbre, qui place le récit sous le signe de l'aléa. Il faut s'y résoudre : tout, dans Jacques le fataliste , sera soit interrompu, soit déplacé ou indéfiniment différé. Ce qui, on l'aura deviné, ne sera pas sans conséquence pour le lecteur. A revers du méthodisme, décrié haut et fort par le philosophe dans les Pensées sur l'interprétation de la nature , Jacques le fataliste scénographie un régime heuristique où joue à plein la vertu de ce qu'il nomme volontiers l'extravagance, qu' il faut entendre, littéralement, comme un souci de vaguer "en dehors" des sentiers battus, en une exemplaire traversée des savoirs et des genres, régime qui prend le risque (ou plutôt fait le pari) du fourvoiement et, ce faisant, découvre et invente, tout à la fois. De l'égarement du lecteur pris dans cette rhapsodie de faits les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et distribués sans ordre au fourvoiement du maître et d'un Jacques sans cesse ramené aux énigmatiques fourches patibulaires, un même travail d'écriture insiste au coeur même de la fiction, faisant signe vers les possibles d'un sens tout à la fois affirmé et subverti, multiple. polymorphe, sans cesse renouvelé par une fiction qui est d'autant plus vraie qu'elle se donne pour telle, d'autant plus retorse qu'elle révèle ses mécanismes, créant par là-même une autre fiction, celle d'un nouveau sujet du savoir, toujours à réinventer.
Voir le numéro de la revue «Littérature, 171, 01/09/2013»
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